Grossir le ciel
Franck Bouysse
Les Doges, un lieu-dit au fin fond des Cévennes. C’est là qu’habite Gus, un paysan entre deux âges solitaire et taiseux. Ses journées : les champs, les vaches, le bois, les réparations. Des travaux ardus, rythmés par les conditions météorologiques. La compagnie de son chien, Mars, comme seul réconfort. C’est aussi le quotidien d’Abel, voisin dont la ferme est éloignée de quelques mètres, devenu ami un peu par défaut, pour les bras et pour les verres. Un jour, l’abbé Pierre disparaît, et tout bascule : Abel change, des événements inhabituels se produisent, des visites inopportunes se répètent.
Un suspense rural surprenant, riche et rare.
Que je suis heureuse d’avoir découvert la plume de Franck Bouysse. Avec Grossir le ciel il signe là un roman noir « nature writting » qui nous emporte dans la région agricole des Cévennes. On y croise deux personnages principaux qui sont Gus et Abel , deux voisins de fermes, qu’une génération sépare et qui vont malgré tout nouer des liens, ici on ne peut parler d’amitié mais cela y ressemble si on peut dire parce que la solitude est si pesante que cela fait du bien de partager les rudes tâches que l’on ne peut faire seul et de temps en temps de lever le coude ensemble. J’ai aimé vivre ce moment intense de la vie de Gus, en sachant qu’il en existe encore des comme ça, des culs-terreux qui parlent peu et sortent accompagnés de leur fusil. Même si ce sont les saisons qui rythment la vie de Gus. Petit à petit on s’imprègne du silence, du vent dans les arbres, des grandes étendues froides et enneigée de l’isolement subit. Il a en lui de belles valeurs, j’ai aimé sont rapport aux animaux, son amour pour ses vaches et surtout celui qu’il porte à son chien Mars. Il y a un très beau passage au sujet d’un faon (je vous le mets en extrait) qui m’a beaucoup touchée. On découvre une personnalité extrêmement attachante avec Gus. L’annonce du décès de l’Abbé Pierre, correspond a une période trouble pour Gus et Abel, il y a des choses bizarres qui se passent et les font douter l’un de l’autre. Et puis le passé va resurgir et nous bouleverser profondément. Franck Bouysse a une très belle plume, poétique, sombre, touchante et authentique qui sait parfaitement nous emporter dans ce milieu rural, dans cette solitude que rien ne parvient à combler. Le souffle de la mort rode et reste omniprésent. J’ai passé un excellent moment avec ce polar psychologique, je ne me suis pas ennuyée une seconde, cela m’a fait renouer avec ce monde rural duquel je suis bien éloignée. Bonne lecture.
Par le passé, Gus avait déjà vu un animal en détresse, un jour qu’il était parti couper de l’herbe avec son tracteur et sa barre de coupe fixée sous le marchepied et branchée sur la prise de force. Il avait presque fini de faucher et faisait le tour de la parcelle, passant le plus près possible des arbres en bordure, pour ne rien perdre, étant donné que l’herbe, dans les Cévennes, c’est un peu comme de l’or. À un moment, Gus avait senti une résistance et entendu un cri ressemblant à celui d’un enfant. Une fois le tracteur stoppé et la barre de coupe relevée, il était descendu du siège. Au milieu de l’herbe coupée, il y avait ce faon qui essayait de se relever et qui n’y arrivait pas. Du sang tachait l’herbe sur un bon mètre carré tout autour de lui. Ce n’était pas un spectacle beau à voir. L’animal avait dû prendre peur à cause du bruit du moteur et s’était caché en attendant que tout redevînt normal, pensant qu’il ne pouvait pas être repéré dans les herbes hautes. Il devait être bien trop paralysé par le manège de l’engin pour envisager la fuite. Quand la barre de coupe était passée à l’endroit où il se trouvait planqué, les lames lui avaient cisaillé les deux pattes arrière, aussi facilement que des poils de barbe avec un rasoir affûté.
La scène avait soulevé le cœur de Gus. Le faon semblait pleurer, vraiment pleurer. Ni l’homme ni l’animal ne paraissaient en mesure de faire quoi que ce soit pour changer le cours des choses. Finalement, Gus avait pris le faon dans ses bras et attendu qu’il meure, parce que c’était tout ce qu’il pouvait faire, l’accompagner au moment de passer de l’autre côté. Le plus difficile à supporter avait été le sang qui n’arrêtait pas de gicler des coupures, comme des fuites d’huile sortant de durites sectionnées. L’animal s’était vidé en quelques minutes. Gus l’avait senti partir tout doucement, jusqu’à ce qu’il ne tremble plus et qu’il ne pleure plus, et qu’il finisse par mourir. Gus était resté agenouillé un bon moment dans l’herbe fraîchement coupée, impuissant et aussi con qu’un être humain peut l’être, avec le faon mort dans les bras et le pantalon tout taché de sang, et la chemise aussi. Il avait parlé au cadavre, comme si le faon pouvait l’entendre dans une autre dimension que celle des vivants. Il lui avait dit qu’il était désolé, qu’il n’avait jamais voulu ce qui était arrivé, qu’il fallait lui pardonner, que, s’il avait su ce qui allait se passer, il aurait préféré laissé pourrir son foin sur pied.
Puis, Gus avait récupéré les deux pattes coupées gisant dans les dactyles, avait saisi le faon, était remonté sur son tracteur avec le corps sans vie sur ses cuisses, puis s’était mis en route vers la ferme.
Une fois arrivé aux Doges, il avait enterré le faon dans le jardin, en disant deux ou trois mots de nature à lui rendre un dernier hommage. Ce n’était certainement pas ce que tout le monde aurait fait. C’était ce que Gus avait fait, sans se poser de question.